Oeil du photographe : Art ou information ?

Nous allons donc nous intéresser à l’œil du photographe. Le regard subjectif que nous offre le photographe à travers ses photos relève-t-il de l'art ? La photographie dite « artistique » a été nommé de la sorte à partir des années 70, lorsque des discours critiques, des salons, des festivals se développaient. Aujourd’hui, personne ne remet en cause sa légitimité dans les salons d’art, pratiquement tout le monde peut considérer la photographie de presse comme « artistique ». La mise en place des expositions permet de mettre en avant le nouvel art contemporain dont fait maintenant partit le photojournalisme (jugé de la sorte par les responsables culturels et artistiques). Cependant la place de la photo de presse dans les galeries continue toujours de faire débat. 

 Les principales agences de presse ont mis en avant la subjectivité du photographe, son autonomie esthétique, son regard sur le sujet et sa créativité. Le photojournalisme, étant une profession avec une utilité, il a un usage (informer). L’art quant à lui n’a pas vraiment d’utilité, on fait de l’art car c’est beau, on cherche de l'esthétisme et aussi à dégager un fort impact émotionnel. Cette profession a donc désormais sa place dans le domaine de l’art, même si l’art n’a pas réellement d’usage informatif. Une confrontation entre une information objective et son esthétique artistique fait débat. Jean François Leroy, directeur de Visa pour l'image (Festival International du photojournalisme) distingue bien le photojournalisme de l'art. Il écarte le témoignage que peut fournir un photojournaliste, à la dimension artistique qui peut en découler : "Un photojournaliste, c'est quelqu'un qui témoigne de ce qu'il voit, un artiste, c'est quelqu'un qui fait une création" J.F. Leroy.

Eugene Smith, l'un des plus grands photographes du XXe s, a écrit dans une préface que le premier mot qu'il retirerait du vocabulaire de photojournaliste est "objectivité". En effet il souligne alors que le photojournalisme ne doit pas se restreindre à une information neutre mais à une vision plus subjective, à une perception des choses honnêtes et propre au photographe. L’autonomie subjective permet donc une plus grande créativité individuelle.

Des photographes comme Robert Doisneau, Willy Ronis, Henri Cartier Bresson ou encore Robert Capa ont été plutôt témoin de leur époque. Pourtant, leurs photos nous paraissent maintenant semblables à des œuvres d'art. Leur photographie journalistique de l'époque a plutôt évolué. N'y a-t-il pas un facteur qui ferait d'une photo journalistique une œuvre d'art ? Peut-être que le temps joue un rôle dans la création d'une dimension artistique. En effet, quand on prend du recul en regardant une photo d’il y a 50 ans (plus ou moins), le contraste entre le monde actuel et celui d’avant nous percute, l’impact archaïque de la photo nous fait prendre de la distance par rapport à ce qu’elle raconte. La photographie qui de base servait de témoignage change alors de dimension.

            Le baiser de l hotel de ville  

 Le baiser de l'hôtel de ville (Doisneau, 1950) est une photo très célèbre. L’instant capturé nous parait presque mis en scène. On peut voir le mouvement des passants qui marchent dans la rue autour de ces deux amants au centre qui sont pris sur le vif dans un instant d’émotion, où le temps semble figé. La dimension esthétique est très présente : la mise au point est concentrée sur le couple et l’impression de vitesse et d’indifférence de la  foule renforce le côté intime et amoureux des deux personnages. Cette photo connu un grand succès et tapisse toujours les cartes postales et la mémoire visuelle collective. Une citation de Roland Barthes (dans son ouvrage La Chambre Claire) illustre cette sensation : « La photographie emporte toujours son référent avec elle […] au sein même du monde en mouvement ». Il explique ici que la photographie est liée à l’objet réel qu’elle représente, comme figé dans un monde en activité.

Les photographies journalistiques illustrent principalement l’actualité de la presse, elles figurent donc dans les journaux en couleurs (car représentation du réel). Mais il est supposable que les couleurs d’une photo jouent un rôle dans l’impression visuelle qu’elle dégage. Les photos en couleurs, étant utilisé dans la presse, les journaux, les magazines, les sites, s’opposent peut-être alors aux photos en noir et blanc. En effet, le noir et blanc (même sur des photos récentes) créé une certaine distance entre l’information que nous offre la scène et la valeur esthétique. Les images monochromes font naître comme un calque artistique qui s’ajoute à la simple photographie en couleur et nous projette dans une dimension plus esthétique.

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( PHOTO ANONYME) L’angle de prise de vue en plongée, le format portrait, et le noir et blanc de la photographie dégagent une forte émotion à la scène. Au premier plan nous voyons un homme allongé, dos contre le parquet, torse nu, l’attitude tendre et détendue. Son bras gauche colle le sol et s’oriente vers une femme à second plan. Son regard attendrit fixe cette dernière qui est également  dos au sol mais avec les jambes en l’air et en mouvement (rendu visible par le flou). On pourrait presque croire à une mise en scène mais ce n’en est pas une. Les regards des deux personnages se croisent, et la structure de la photo est fascinante. Les deux personnages (dont le bras du jeune homme) coupent perpendiculairement les lignes verticales que forment le plancher, et nous bercent dans une atmosphère de liberté et d’amour, qui peut faire d’un témoignage une œuvre d’art.

Une photo journalistique peut aussi être percutante dans la mesure où l’émotion qui s’en dégage parvient à émouvoir le public : on sort presque du domaine de l’information. Les sentiments dépassent alors le contenu informatif. Ce type de photos peut être exposé en galerie car elles s’inscrivent plutôt dans une dimension artistique. Les principes propres à la photographie documentaire soutenus par un photographe comme Evans (froideur, in-expression, mais information objective) sontsacrifiés dans le travail de certains photographes pour que l’effet émotionnel et l’expressivité prenne le dessus dans une photo journalistique. 

Migrant mother dorothea lange

The migrant mother, Dorothea Lange, 1936

Depuis une dizaine d’année, les agences de presse et les photographes ne veulent/peuvent pas s’adapter au tempo sur lequel le photojournalisme se fixe. L’activité est perturbée et certains photographes se dirigent alors dans l’horizon de l’art et des galeries d’art, dans lequel les photographies retrouvent une valeur de rareté, plus noble. Elles sont sacralisées et tapissent donc un univers atemporel. La figuration du photojournalisme dans une galerie d’art peut faire d’un cliché éphémère une photo atemporelle. La photo de Dorothea Lange, « The Migrant Mother » est mondialement connue. Elle s’inscrit dans le contexte de la crise économique américaine des années 30, où les personnes ruinées se multiplient et où la sècheresse sévit dans le pays, le monde rural en souffre particulièrement : beaucoup migrent vers la Californie. On les nomme les migrants.  Sur ce cliché, on voit donc une femme avec trois de ses enfants. Les couleurs tournent autour du gris, du gris foncé et clair… La photo est prise en gros plan et en portrait pour extraire les personnages de la dure réalité du contexte historique.                                                                                                                       Par ailleurs, la femme adopte un regard très profond vers l’horizon, mais aussi angoissé (+ front plié). Quant aux enfants, ils se recroquevillent sur leur mère, l’air malheureux. Un sentiment de crainte et de tristesse se dégage des enfants, la mère joue alors un rôle protecteur. De pars le regard de la femme fuyant et angoissé par la réalité, ses deux enfant qui se replie sur elle et l’innocence du nourrisson,  cette photographie dégage beaucoup de sentiments. Dorothea Lange a volontairement voulu toucher la conscience du spectateur par une photographie qui témoigne de la protection d’une mère envers ses enfants malgré une situation triste et misérable. La photographe a réussi à émouvoir le spectateur en dénonçant les conséquences de la crise qui se marque par la pauvreté.

Les photographies traduisent obligatoirement un regard, un instant vécu. Plusieurs fois, des photos ont été récompensées par le « World press photo », concours mondial du photojournalisme, pas tellement par la recherche de la représentation du réel, mais dans la recherche artistique, esthétique, la recherche d’une certaines plendeur/beauté.

Femme pleure main sangPhoto art ou information

La photographie journalistique peut se revendiquer artistique si elle provoque de l’émotion, de la réflexion ou de l’admiration envers le spectateur. L’acteur qui doit trancher entre art et information est le spectateur qui interprète par lui-même la sensibilité du photographe.

Pour Olivier Bloud (co-directeur de Crystal Galerie : vente de photos en ligne de l’AFP), il n’y a pas de raison qu’une image valle plus qu’une autre (économiquement parlant). Il affirme donc qu’il donne un prix à l’objet en lui-même et non à sa valeur profonde. Ce type d’approche s’oppose fondamentalement à celui de l’univers de l’art. Chaque photo publiée et commercialisée sur cette plateforme témoigne « d’une histoire à raconter, qui en fait une œuvre à part entière ». Autrement dit, chaque cliché est unique par l’histoire qu’elle dépeint.

«Le photojournalisme se positionne sur une zone frontière, dans un entre-deux, à l’interstice du monde artistique et de la presse » constate Léo Martinez, photographe. La détermination du statut d’une photographie journalistique s’équilibre sur une ambigüité entre sa fonction (information) et sa valeur esthétique (beauté, art).

Le problème, c’est que si une photo de presse est trop sophistiquée et trop esthétique, c’est qu’elle va s’éloigner de la spontanéité de la prise de vue d’un véritable cliché journalistique, et prendre une forme peut-être moins momentanée.  Mais faut-il craindre l’esthétique ? Pas vraiment, car l’esthétique est un atout pour attirer l’œil du spectateur et l’intriguer.

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Un rassemblement du parti d'opposition du candidat                                                          Homme endormi, Dubai, 2008                                      Alexandre Mlinkevich

Photo 1          Photo 3                           

               Kabul Road, 2001                                        Réunion des ministres de l'OPEP, 15 Septembre2004                                                                                                                  

L’opposition entre le style documentaire et l’art est une question que se pose Luc Delahaye, photographe français (photo ci dessus). Il expose ses photos sur des grands formats dans des galeries. Le projet relatif à ce questionnement est nommé « History », où il réunit des images panoramiques de l’actualité qui basculent  entre art et information. Il réfute le fait que la photo de presse aujourd’hui capture une réalité abaissée à une fonction symbolique/simpliste. Il affirme : « Je cherchais le moyen de sortir de cette désolation ». Il critique ici le système de la photo de presse peut-être trop institutionnel, n’offrant pas une certaine liberté artistique.      Luc Delahaye prend ses photos en grand angle et en grand format pour permettre au spectateur une vision plus globale, plus méticuleuse sur les détails, et ouverte aux interprétations.

Dans une photo de presse, l’œil du spectateur est attiré vers un élément particulier mis en avant par le photographe. Ici dans sa collection, Luc Delahaye offre une scène dont sa lecture est ambiguë, où il y a tellement à voir que l’émotion est réduite à la compréhension. Le prix de ses photos est proche de 20 000 euros. C’est lui-même qui finance ses déplacements sur les terres du monde entier et qui vend ses images à des collectionneurs et des musées.

→ Le photographe nous offre une vision artistique d’un photojournalisme contemporain : « Etre un artiste, c’est avant tout porter un regard libre sur le monde ». Sa définition révolutionne les codes de la photographie de presse pour laisser part à la liberté artistique. On peut relier le travail de Luc Delahaye (grandes images) à la peinture académique du XIXème siècle.

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